CHAPITRE ONZE
— Je n’avais pas eu jusqu’à présent l’occasion de vous rencontrer, dit Robert Bossu, mais il faut que vous sachiez, si vous ne l’avez pas déjà deviné, car apparemment il n’y a pas grand-chose qui vous échappe, que pour les gens de bon sens, le nom de Hugh Beringar signifie quelque chose ! Comment pourrait-il en être autrement si l’on songe que le chaos financier est imminent et que la chancellerie a perdu tout contact avec la majeure partie du pays. A votre avis, combien de comtés, combien de shérifs remettent leurs fermages régulièrement, à l’heure ? On sait que les vôtres ne sont jamais en défaut et que votre comté connaît une sorte de paix. On peut espérer arriver à la foire de Saint-Pierre en sécurité et nul n’ignore que, dans la mesure du possible, vous vous efforcez de préserver vos routes de ce que l’on pourrait appeler des mauvaises coutumes. De plus, vous vous arrangez pour entretenir des relations amicales avec Owain Gwynedd, si mes renseignements sont exacts, même quand Powys est en ébullition.
— J’apprends, je pratique, afin de garder ma place, répliqua Hugh avec un sourire en coin.
— Les choses ne vont pas si mal dans votre comté, vous devez être bon élève, comme nombre de gens intelligents quand la situation est loin d’être favorable.
Ils étaient installés dans les appartements du comte, à l’hôtellerie, l’un en face de l’autre, devant une petite table. On avait mis du vin à leur disposition et une porte protégée par un rideau tiré les isolait du reste du monde. Robert Bossu avait d’excellents serviteurs. Ses écuyers répondaient au doigt et à l’œil, sans bruit, et savaient adroitement leur passer le vin et les coupes. Apparemment, ils ne craignaient pas leur maître, dont ils s’efforçaient de copier l’équilibre et la sérénité. Ce qui ne l’empêcha pas de les renvoyer pour avoir une conversation confidentielle avec quelqu’un qu’il ne connaissait pratiquement pas. Hugh était sûr que les écuyers observaient les règles et qu’ils ne tenteraient pas d’écouter leur échange, tout en restant assez près pour pouvoir être là si on avait besoin d’eux.
— J’aime l’ordre, commença Hugh, et si je le peux, je préfère nettement garder les gens qui sont sous ma responsabilité sains et saufs. Evidemment, vous l’avez constaté, ce n’est pas toujours possible. J’ai le gâchis en horreur, qu’il s’agisse de vies humaines, d’heures que l’on pourrait utiliser tellement mieux, ou encore d’une terre qui pourrait porter des fruits. Et pourtant du gâchis, il y en a eu plus qu’assez. Si j’essaie d’en protéger mon comté, faut-il s’en étonner ?
— C’est une opinion que je respecte, soutint le comte. Ces propos, moi aussi je les ai tenus naguère. Mais à votre avis, comment tout cela va-t-il se terminer ? Pendant combien d’années encore devrons-nous subir ces marches et contremarches qui n’aboutissent à rien ? Vous êtes un fidèle d’Etienne. Moi aussi. Mais des hommes tout aussi honorables se sont attachés à l’impératrice. On se perd aisément dans des considérations de ce genre, mais croyez-moi, Hugh, proche est le temps où, des deux côtés, les hommes vont être forcés de réfléchir avant que le désordre ait tout ravagé et que plus personne ne soit capable de soulever une lance.
— Et vous et moi conservons nos forces, enfin ce qu’il nous en reste, pour ce moment à venir ? demanda Hugh en haussant les sourcils, avec une moue triste.
— Il s’en faut encore de quelques années, mais on y viendra. C’est ainsi. Tout cela n’était pas encore complètement absurde quand on a commencé. A l’époque Étienne avait la Normandie et l’Angleterre. La victoire était en vue. Mais tout a changé il y a un peu plus de quatre ans, au moment où Geoffroi d’Anjou, en maniant alternativement la carotte et le bâton, est entré en Normandie, qu’il a indubitablement conquise, même si c’était pour défendre les droits de sa femme et le nom de son fils.
— Exact, répliqua Hugh sans ambages. C’était l’année où votre frère, le comte de Meulan, nous a laissés tomber. Pour protéger ses terres, il a pactisé avec Geoffroi, abandonnant Etienne.
— Si vous aviez été à la place de mon frère, répondit Robert, sans se troubler ni s’indigner, avec simplement un petit sourire, comment auriez-vous agi ? C’est là que sont ses droits et son titre.
Il se nomme Waleran et il est comte de Meulan. Il tient beaucoup à ses titres en Angleterre, c’est vrai, mais son lignage et son identité sont en France, non ici. Pas même en Normandie, bien que la plus grande partie de son héritage soit en Normandie. Il a son nom en France, c’est donc au roi de France qu’il doit hommage, bien que la majeure partie de ses terres soit située sur le territoire de Geoffroi d’Anjou. Comment voulez-vous qu’il rejette ses racines et le sang de ses ancêtres ? Ce serait le condamner à mort. C’est moi qui ai eu le plus de chance, Hugh, j’ai hérité des terres et des titres de mon père en Angleterre, où rien ni personne ne limite ma liberté. Ma femme, j’en conviens, m’a apporté Breteuil, mais ce n’est pas ce à quoi je tiens le plus. C’est pareil pour mon frère en ce qui concerne Worcester. Oui, je sais, on croit qu’il a retourné sa veste et pris le parti de Mathilde[8], alors que moi, on me considère comme un fidèle partisan d’Étienne. En réalité, existe-t-il vraiment une différence entre nous, Hugh ? Nous sommes jumeaux. On ne saurait être plus proches, non ?
— Je comprends, murmura Hugh, qui resta silencieux un moment, cherchant ses mots. Avec ce qui s’est passé en Normandie, c’était inévitable. Et pas seulement pour les frères Beaumont. Lequel d’entre nous refuserait la moindre concession si la sauvegarde de ses droits et de l’héritage de son fils étaient à ce prix ? On peut penser que votre frère appartient maintenant au camp de Geoffroi, mais il s’efforcera, en soutenant du bout des lèvres son nouveau suzerain, de ne pas nuire à Étienne. Quant à vous, qui êtes resté avec Étienne, vous lui êtes toujours fidèle, mais sans excès. A l’instar de Waleran vis-à-vis d’Étienne, vous évitez de vous en prendre trop ouvertement au comte d’Anjou. Ainsi, il pourra continuer à veiller sur vos terres et vos intérêts outre-mer, et vous, vous pourrez lui rendre la pareille ici. En réalité, vous êtes parfaitement d’accord, tous les deux. Ce qui vous lie, et vous n’êtes pas les seuls dans cette situation, ce n’est ni la cause d’Étienne, ni celle de l’impératrice, ni celle de son fils[9], mais une communauté d’intérêts.
— Ou celle de la raison, répondit le comte sans y aller par quatre chemins, en lançant à Hugh un regard critique, inquisiteur, qu’il accompagna d’un sourire. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Vous aussi, vous avez senti que cette guerre ne pourra pas se terminer par une victoire ou une défaite. L’une et l’autre sont devenues impossibles. Malheureusement, il s’écoulera peut-être encore des années avant que la majorité des belligérants ne commence à voir les choses sous cet angle. Nous autres, qui nous efforçons de monter deux chevaux à la fois, avons eu l’esprit plus vif.
— S’il ne peut y avoir de vainqueurs ni de vaincus, il va falloir trouver une autre solution. Un pays ne peut pas continuer indéfiniment à vivre dans le chaos le plus complet, tiraillé entre deux puissances rivales épuisées, sans gouvernement, tandis que deux groupes de vieillards effarés se regardent, hébétés, assis sur leurs maigres gains, incapables qu’ils sont d’en finir une bonne fois pour toutes, et de porter le coup de grâce.
Robert Bossu, les yeux fixés sur l’extrémité de ses doigts, grave, réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre. Il leva vivement la tête et une flamme rouge sombre passa dans ses yeux noirs pendant qu’il fixait Hugh – dont le regard ne cillait pas – avec une attention teintée de sympathie.
— J’apprécie votre diagnostic. Tout cela dure depuis trop longtemps, mais ne vous y trompez pas, il y en a encore pour un bon bout de temps. Et ce n’est pas ainsi que ça finira, à moins que les vieillards ne trépassent, oh ! pas de leurs blessures, plutôt de vieillesse, ou de dégoût. Je n’aimerais pas rejoindre leurs rangs à force d’avoir attendu.
— Ni moi non plus ! Et donc, questionna-t-il, un sourcil levé, croisant le regard impérieux et brillant de Leicester, comment s’occupe un sage en ces périodes où on ne peut que compter les heures ?
— Il cultive ses terres, soigne ses troupeaux, répare ses clôtures… et il fourbit ses armes.
— Il touche ce qu’on lui doit ? suggéra Hugh. Ou il paye ses dettes, peut-être.
— Les deux. Jusqu’au dernier sou. Et surtout, Hugh, et surtout, il évite de trop parler. Même quand les mots de traître et de girouette partent dans tous les sens, telles des flèches cherchant leur cible. Vous êtes plus malin que ça, vous. J’ai eu beaucoup d’affection pour Étienne, et c’est encore vrai aujourd’hui. Mais je n’aime pas le désert que lui et sa cousine ont créé.
L’après-midi laissait deviner les prémices du crépuscule. La cloche de vêpres n’allait pas tarder à retentir. Hugh vida sa coupe puis la posa sur la table.
— Moi aussi, je serais bien inspiré de réunir mes ouailles pour m’occuper des deux prisonniers de l’abbé qui tombent sous ma juridiction. Il ne s’agirait pas d’oublier qu’on a toujours un meurtre sur les bras. Et vous, monsieur ? Si j’ai bien compris, vous n’allez pas tarder à regagner vos terres. Les temps ne sont guère propices aux voyages d’agrément prolongés.
— Cela ne me sourit guère de partir avant de connaître le fin mot de l’histoire, reconnut le comte, avec un petit rire où il se moquait gentiment de lui-même. Un crime, c’est sérieux, je sais, mais ces deux prisonniers… Vous les voyez commettre un assassinat ? Évidemment, ce qu’on a derrière la tête ne se lit pas sur la figure, et vous en connaissez plus long que moi sur la question. Quant à moi, oui, c’est vrai, il va falloir que je songe à me préparer pour prendre congé d’ici un ou deux jours. Je suis heureux, ajouta-t-il, se levant en même temps que Hugh, d’avoir eu l’occasion de mieux vous connaître. Et puis il y a autre chose, Rémy et ses serviteurs rentreront avec moi. Il y a place sous mon toit pour un bon ménestrel. J’ai eu de la chance de le rencontrer avant qu’il ne monte dans le nord voir Chester. D’ailleurs Rémy n’a pas perdu au change, parce que là-bas, il n’aurait pas reçu un accueil très chaleureux. Ranulf a en tête des sujets plus graves que la musique, à supposer qu’il lui porte le moindre intérêt, ce dont je doute !
Quand Hugh fut sur le départ, le comte ne le pressa pas de rester. Il se contenta de l’accompagner jusqu’à la porte de la grande salle. Il lui avait tenu, sans nul doute, les mêmes propos qu’à tous ceux qui détenaient ne serait-ce qu’une parcelle d’autorité, une fois qu’il les avait jaugés et appréciés, voire trouvés dignes de respect. Il avait ses graines à semer et il mettait un grand soin à choisir un terrain où elles pourraient prendre racine et se développer. Quand Hugh fut arrivé en haut de l’escalier, une voix lui lança avec autorité mais sans emphase excessive :
— N’oubliez pas notre conversation, Hugh !
Hugh et Cadfael sortirent ensemble de la cellule de Tutilo et se rendirent de concert au jardin, dans le crépuscule d’après vêpres, afin de réfléchir un peu à ce qu’il venait de leur raconter. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était en parfait accord avec ce que Tutilo leur soutenait depuis le début. Le garçon avait les yeux gonflés de sommeil et il était saoul de fatigue. Si son sort le préoccupait gravement, il n’était pas encore assez bien réveillé pour se rendre compte des nombreux obstacles sur lesquels il risquait de trébucher à tout instant. Pas un mot sur Daalny, toutefois ; il était on ne peut plus sur ses gardes quand il s’agissait d’elle. Installé sur sa paillasse, calme, le regard languide, à deux doigts de la résignation, il leur répondit sans marquer d’hésitations suspectes, et il écouta, bouche bée et les yeux écarquillés, le récit de Cadfael sur le chapitre du matin. Ainsi les Évangiles avaient définitivement rendu la petite sainte à Shrewsbury, et frère Jérôme s’était confessé à grand-peine, de crainte de se voir accusé par le ciel.
— Quoi ? balbutia Tutilo. C’est moi qu’il visait ?
Pendant un instant il ne put s’empêcher de rire en essayant d’imaginer Jérôme en assassin, tant l’idée lui paraissait absurde, puis la seconde d’après, horrifié par sa propre réaction, il se passa les mains sur le visage pour y effacer toute trace de rire.
— Ah, mon Dieu ! Et ce malheureux, tout seul… Mais qui a bien pu… ?
Quand soudain, il comprit vraiment ce que cela impliquait, il se redressa pour réfuter cette théorie :
— Jérôme ? Mais non, c’est impossible !
Pour lui, qui avait découvert la victime, le crâne fracassé, c’était une absolue certitude.
— Et puis d’abord, vous non plus, vous n’y croyez pas.
Ce n’était ni une protestation ni une exclamation, mais un acte de foi. Il était parfaitement réveillé à présent et il fixait de ses yeux d’or les deux hommes, le moine et l’homme de la loi, qui étaient venus l’interroger. Deux personnages aussi sensés n’avaient pas pu se mettre une pareille idée en tête. Comment se représenter Jérôme, tout maigre et chétif, aussi désagréable puisse-t-il être parfois, en train d’assommer son prochain à grands coups de pierre ?
— Puisque vous n’étiez pas à Longner cette nuit-là, demanda Hugh, où êtes-vous donc allé pour rentrer par ce chemin ?
— Tout ce que je voulais, c’était être loin, et qu’on m’oublie. Je suis resté dans le grenier au-dessus de l’étable. En entendant la cloche de complies, je me suis dirigé vers le bac pour qu’on me voie rentrer par le sentier de Longner, au cas où quelqu’un m’apercevrait.
— Seul ? murmura Hugh.
— Évidemment, seul, répondit-il en mentant effrontément.
D’ailleurs, à quoi bon mentir si on n’arrive pas à être convaincant ?
Il n’y avait rien eu d’autre à tirer de lui. Non, il n’avait rencontré personne, à l’aller ou au retour, susceptible de corroborer ses affirmations. Il avait avoué le plus grave de ses actes. Le reste ne semblait pas l’inquiéter outre mesure. Ils refermèrent la porte derrière eux, remirent la clé à sa place, dans la loge, et allèrent chercher refuge à l’herbarium, où on ne viendrait pas les déranger. Ils ranimèrent le brasero pour qu’il donne une bonne chaleur et laissèrent, au-dehors, la nuit qui commençait à gagner.
— A présent, dit Cadfael, j’espère qu’on ne me tiendra pas rigueur si je vous donne le détail des activités de Tutilo pour la nuit du crime, car il y a des choses dont il n’avait pas envie de nous parler.
— J’aurais dû me douter que vous aviez vos entrées là où personne n’a accès. Je vous écoute. Que nous a-t-il caché ?
— Il me l’a caché à moi aussi. Je le tiens d’une tierce personne, qui m’a interdit d’en toucher un mot à quiconque, même à vous. Je pense toutefois qu’elle ne m’en tiendra pas rigueur. La petite Daalny – vous avez dû la voir traîner dans la clôture, mais elle ne tient pas à ce qu’on la remarque.
— Ah oui, la chanteuse de Rémy. Elle vient de Provence ?
— D’Irlande, pour être précis. En effet, c’est bien elle. Sa mère a été vendue à Bristol, elle venait d’outre-mer. Elle était née en servitude. Ce genre de commerce existe toujours, les sermons de l’évêque Wulfstan n’ont servi qu’à le rendre illégal. Je suppose que notre voleur de Dieu vacille dans ses enthousiasmes, à l’heure qu’il est. Va-t-il devenir un saint ou un chevalier errant ? Il rêve de délivrer l’unique esclave qu’il risque de rencontrer sous nos cieux. A-t-il seulement remarqué qu’il s’agissait d’une femme… une vraie femme ? Je n’en mettrais pas ma main au feu, et pourtant c’en est une, assurément, et elle n’a pas tardé à prendre la mesure de son soupirant.
— Attendez, attendez, coupa Hugh, qui commençait à s’amuser. Dois-je comprendre qu’il était avec elle la nuit du crime ?
— Oui, et elle refuse de l’avouer parce que son maître accorde une grande importance à sa voix, et craint son départ. Ce qui s’est passé, c’est ceci : le serviteur de Rémy a surpris une conversation où il était question qu’Aldhelm vienne identifier le religieux qui l’avait honteusement trompé. Il en a parlé à Daalny, sachant très bien qu’elle avait des vues sur Tutilo. Elle l’a averti du danger qu’il courait et lui a imaginé cette convocation à Longner. Ensuite, il s’est arrangé pour obtenir d’Herluin, qui ignorait tout de l’affaire, la permission de quitter la clôture. Tutilo est sorti par la grande porte, en toute innocence et, de la Première Enceinte, il s’est dirigé vers le bac. Seulement il a tourné au champ de foire aux chevaux et il s’est caché dans le grenier, au-dessus des écuries. Sur ce point, il n’a pas menti. Daalny s’est faufilée par le portail du cimetière et l’a rejoint là-bas. Ils ont attendu jusqu’à ce que sonne la cloche de complies et ils se sont séparés pour revenir par où ils étaient partis. Du moins c’est ce qu’elle affirme, et comme lui est resté muet à ce sujet, tout repose sur elle.
— Ainsi donc, s’écria Hugh avec un grand rire, ils ont passé toute la soirée bien au chaud, dans le foin ! Je suppose que c’est déjà arrivé à plus d’un couple.
— Dans une certaine mesure, c’est cela. Mais de là à les considérer comme un couple ordinaire, il y a une marge, car pour elle, ils se sont contentés de parler. Ils avaient des tas de choses à se dire, et jusqu’à présent, ils n’en avaient pas vraiment eu l’occasion. C’était la première fois qu’ils se trouvaient ensemble hors de la clôture ; et je ne suis pas sûr qu’ils se soient dit tout ce qu’ils avaient dans le cœur. Non, croyez-moi, Hugh, elle a déjà posé sa marque sur lui, et si Tutilo ne le sait pas encore, il lui est profondément attaché. Selon Daalny, ils ont récité ensemble leurs prières du soir en entendant la cloche.
— Ça vous paraît possible ?
— Dans le cas contraire, pourquoi aurait-elle mentionné ce fait ? se contenta de répondre Cadfael. Ce n’est pas moi qui l’ai forcée à venir me voir. Elle n’avait aucune raison d’ajouter des détails inutiles.
— Si c’est vrai, admit Hugh, redevenant sérieux, c’est un point en sa faveur. Cela concorde avec le moment où il s’est présenté au château. Donc, sur notre fameux sentier, Aldhelm avait une bonne heure d’avance sur lui. Mais vous comprenez bien que s’il y a vraiment quelque chose de profond entre eux, la parole de la fille ne peut guère constituer une preuve. Même s’ils se sont parfaitement comportés pendant qu’ils étaient ensemble.
— Avez-vous songé, demanda Cadfael d’une voix sombre, qu’Herluin va sûrement vouloir partir, maintenant qu’il n’a plus rien à espérer ? Comme il est le supérieur de Tutilo, ça m’étonnerait qu’il accepte de le laisser ici. Pour autant que je sache, à ce stade de l’enquête, je ne vois pas ce qui pourrait l’en empêcher. Si vous l’aviez conduit au château pour éclaircir certains détails, ce serait une autre histoire. Une fois qu’un homme est aux mains de la justice, il n’est pas facile de le lui reprendre. Mais il est détenu dans une prison ecclésiastique, et vous savez que l’Église ne relâche pas facilement ses brebis égarées. Entre une accusation de meurtre, qui concerne le siècle, et celles de vol et de tromperie, qui relèvent toutes les deux du droit canon, le petit pourrait bien préférer la seconde. Mais s’il fallait lui choisir un geôlier, j’aimerais mieux et de beaucoup vous voir jouer ce rôle plutôt qu’Herluin. Seulement Herluin ne consentira jamais à le laisser aller, sauf contraint et forcé. Tutilo avait laissé espérer à son prieur l’acquisition sans frais d’une sainte faiseuse de miracles. En échouant, il ne lui a apporté que des reproches et des humiliations. Une fois qu’ils seront rentrés, Herluin se vengera sur lui au centuple. Si vous voulez mon avis, j’aimerais mieux le voir accusé de quelque chose dont il est innocent, ce qui lui permettrait de passer sous votre responsabilité, que de le savoir traîné de force à Ramsey, où il sera condamné à des châtiments incessants pour un acte dont il se reconnaît coupable.
Hugh regarda Cadfael avec une affection teintée de tristesse et il eut son petit sourire en coin.
— En ce cas, dans les deux jours qui nous restent, je vous suggère de trouver l’assassin, le vrai, puisque vous êtes persuadé de l’innocence de Tutilo. Tout ce beau monde partira ensemble, je suppose. Rémy et ses serviteurs se joindront à l’escorte de Robert Bossu, et comme Herluin doit passer par Leicester, il serait fou de ne pas profiter de l’occasion. Après tout, c’est là que la charrette a été attaquée et que toute cette histoire a commencé. Il va sûrement demander au comte d’aller avec lui, à moins que Leicester ne lui en fasse la proposition. En m’y prenant bien, j’arriverai peut-être à retenir Robert deux jours de plus, mais ce sera le bout du monde.
Hugh Beringar se leva et s’étira. La journée avait été fertile en événements et en nouveaux mystères. Mais aucune solution n’avait été trouvée. Il avait toutefois pu profiter de la compagnie d’Aline pendant une heure ou deux et prendre un peu de temps pour jouer avec le petit Gilles, véritable tyran de cinq ans, avant que Constance, son esclave dévouée, ne le lui enlève. Et puis au diable les problèmes, importants ou pas. Demain il fera jour.
— Et de quoi le comte Robert voulait-il vous entretenir en particulier, cet après-midi ? demanda Cadfael, quand son ami se dirigea vers la porte.
— De la nécessité, dans cette situation inextricable, de se passer des factions, répondit Hugh, pesant ses mots avec soin. Puisqu’elles sont l’une et l’autre inefficaces, il faut trouver d’autres solutions. La chose est devenue très simple : comment se sortir d’un torrent de boue quand on en a déjà jusqu’au menton ? Il ne vous est pas interdit d’y consacrer un moment, Cadfael, et de glisser un mot à l’oreille de Dieu pendant complies.
Cadfael ne sut jamais exactement ce qui l’avait poussé à emprunter de nouveau la clé après complies et à retourner voir Tutilo. Peut-être était-ce cette voix pure provenant de la cellule, qui portait étrangement de l’autre côté de la cour quand il sortit du dernier office de la soirée. Un faible rai de lumière passait à travers la haute fenêtre grillagée : le prisonnier n’avait pas encore éteint sa petite lampe. Il chantait d’une voix très douce, pour lui-même manifestement, mais l’intonation en était si poignante, si juste, que chaque note atteignait le cœur comme une flèche qui frappe en plein milieu de la cible – et son chant parvenait jusqu’aux extrémités de la cour, dans le calme du crépuscule, contraignant Cadfael à s’arrêter, profondément ému par la beauté de cette mélodie. Quant à l’horaire, le garçon s’était un peu trompé, car ce qu’il chantait concernait la fin de l’office. On n’avait jamais rien entendu d’aussi beau dans le chœur de l’église. Anselme était un excellent premier chantre et bien des années auparavant, du temps de sa jeunesse, il avait peut-être eu une voix comparable. Mais en dépit de son talent, Anselme n’était plus de première jeunesse alors que cette voix sans âge aurait pu être celle d’un enfant ou d’un ange. Bénie soit la condition humaine, songea Cadfael. Nous qui sommes loin d’être des anges, nous parvenons à émettre des sons d’un autre monde. Voilà une grâce imméritée !
Il n’était pas exclu d’interpréter cela comme un signe. A moins qu’en retournant chercher cette clé, il n’ait eu le sentiment qu’il lui fallait fournir un effort et tirer quelque chose d’utile du garçon avant qu’il ne s’endorme. Quelque chose qui pourrait le mettre sur la voie, que Tutilo savait, sans en avoir conscience. Plus tard, Cadfael se demanda si, dans sa grande bonté, sainte Winifred ne lui avait pas envoyé un bon coup de coude dans les côtes depuis sa tombe, à Gwytherin. Elle avait pardonné au misérable qui avait eu assez de goût pour la désirer, comme elle avait pardonné au vieillard sans grâce qui, avec quelle prétention ! s’était cru capable de comprendre ce qu’elle voulait, bien des années auparavant. De toute manière, l’important fut qu’il se dirigea vers la porte, poursuivi tout au long du chemin par la mélodie merveilleuse, douloureuse de Tutilo. Le frère portier le laissa prendre la clé sans lui poser de questions. Dans sa solitude, Tutilo avait ouvertement montré qu’il était résigné et satisfait, comme s’il appréciait la paix et le calme qui lui étaient offerts afin de songer un peu à sa situation présente et à venir. Quelle que fût la complexité des raisons qui avaient poussé Tutilo à choisir la vie monastique, sa foi n’avait rien de fabriqué. S’il n’avait pas cédé à l’emprise du mal, il était sûr et certain que rien de grave ne lui arriverait. Maintenant, compte tenu de sa personnalité, on devait se demander s’il n’était pas en train d’endormir les soupçons en laissant croire à sa docilité, pour tenter de filer quand plus personne ne serait sur ses gardes. Avec Tutilo, on ne pouvait jamais être sûr de rien. Daalny avait raison. Il fallait le connaître à fond pour savoir quand il mentait et quand il était sincère.
Tutilo était encore à genoux devant la petite croix toute simple, accrochée au mur de sa cellule. Il ne tourna pas immédiatement la tête quand il entendit tourner la clé dans la serrure et la porte s’ouvrir dans son dos. Il s’était arrêté de chanter, et il regardait devant lui les yeux dans le vague, avec sur le visage une expression placide, absente. Il se leva quand le vantail se referma bruyamment et eut un sourire las en reconnaissant Cadfael. Puis il se rassit sur sa paillasse. Il avait l’air un peu surpris mais s’abstint de parler et attendit, obéissant, de savoir ce qu’on lui voulait encore, sans appréhension cependant puisque c’était Cadfael.
— Rien de grave, rassurez-vous, soupira ce dernier, répondant à la question muette qui lui était posée. J’espérais simplement qu’en discutant avec nous tout à l’heure, quelque chose vous serait revenu. Un petit détail que vous vous rappelleriez et qui pourrait s’avérer utile. Sait-on jamais ?
Tutilo secoua lentement la tête, plein de bonne volonté, mais non, rien ne lui venait à l’esprit.
— Je ne vois vraiment pas ce que j’aurais pu oublier. Et je ne vous ai dit que la stricte vérité.
— Oh, je n’en doute pas, répondit Cadfael, résigné. Réfléchissez quand même. Peut-être que cela vous paraît négligeable, mais c’est de là que pourrait jaillir la lumière. N’importe, inutile de fournir un effort démesuré. Qui sait si quelque chose ne vous reviendra pas ? Vous n’avez pas froid ? demanda-t-il, jetant un coup d’œil circulaire à la cellule nue, étroite et blanche.
— Une fois que je suis sous les couvertures, je suis très bien. J’ai dormi plus d’une fois dans des conditions beaucoup plus difficiles.
— Vous ne manquez de rien ? Y a-t-il un petit service que je puisse vous rendre ?
— Selon la Règle, vous ne devriez même pas me le proposer, répliqua Tutilo, avec un sourire malicieux. Mais oui, il y a quelque chose de parfaitement légal que je voudrais, et c’est tout à mon honneur. Même seul, je me suis efforcé de respecter l’horarium. Malgré tout, il y a des points que j’oublie. De plus, j’ai besoin de lire pour m’aider à passer le temps. Même le père Herluin m’approuverait là-dessus. Pourriez-vous m’apporter un bréviaire ?
— Qu’est-il arrivé au vôtre ? questionna Cadfael, surpris. Je sais que vous en aviez un, très étroit, qui avait été si souvent plié que les pages en étaient toutes marquées. Il faut de bons yeux pour lire d’aussi petits caractères, mais à votre âge on a bonne vue.
— Je l’ai perdu. Je l’avais à la messe la veille du jour où on m’a enfermé ici, mais je ne sais vraiment pas où j’ai pu le laisser. Il me manque, mais je ne puis me rappeler ce que j’en ai fait.
— Vous l’aviez le jour où Aldhelm devait venir à l’abbaye. Mais la nuit, la nuit où vous l’avez trouvé mort, l’aviez-vous ?
— Dans la journée je l’avais, je m’en souviens ; mais après… Il a dû tomber de ma besace, à moins que je ne l’aie posé parmi les arbres, dans le noir. C’est ce que je redoute. Après la découverte du corps, ajouta-t-il tristement, je n’étais plus guère en état de remarquer grand-chose. J’ai tellement couru le long du sentier, pour traverser le fleuve et parvenir en ville, que j’ai pu le perdre n’importe où. Peut-être est-il sur les bords de la Severn à l’heure qu’il est. J’aimerais bien le récupérer, s’exclama-t-il. Et puis je me lève la nuit pour matines et pour laudes. C’est vrai !
— Je vais vous laisser le mien. A présent, je vous conseille de dormir si vous devez sortir du lit comme nous autres à minuit. Laissez votre lampe allumée jusque-là, si vous le désirez. Il y a de l’huile en suffisance, murmura-t-il, après avoir vérifié en trempant son doigt dans le petit récipient en terre. Bonne nuit, mon fils !
Elle s’était postée au plus noir de la nuit, mince, immobile, très droite, appuyée au mur de pierre de la cellule quand Cadfael en tourna le coin. La faible lueur de la lampe de Tutilo qui tombait de la grille de sa fenêtre, très au-dessus d’elle, posait sur le visage de Daalny une étrange lumière, évoquant l’éclat irréel d’un ver luisant, et donnant à ses traits l’allure spectrale d’un masque ovale à l’expression austère, figée, absente. Toutefois, ce que la fenêtre ouest de l’église laissait subsister de clarté, à peine moins profonde, se reflétait sombrement dans ses grands yeux et faisait apparaître quelques points lumineux. Il s’agissait des fils d’argent brodé sur les coutures latérales de son bliaut. Elle avait revêtu ses plus beaux atours car elle avait chanté pour Robert Bossu. Elle était là, menue, calme, tendue, dans le silence de la nuit, elle qui portait le nom de l’épouse de Partholan, demi-déesse du Paradis de l’ouest.
— Je vous ai entendus parler, souffla-t-elle d’une voix qui s’élevait à peine au-dessus d’un murmure – à pareille heure nettement plus audible qu’une conversation à voix basse. Je n’ai pas osé l’appeler, de peur qu’on ne m’entende. Que va-t-il lui arriver, Cadfael ?
— Rien de sérieux, j’espère.
— Si on lui impose une longue captivité, il cessera de chanter. Et il en mourra. Après-demain, nous partirons avec le comte de Leicester. J’ai reçu mes ordres de Rémy. Demain, il faut que je commence à emballer mes instruments pour qu’ils ne souffrent pas pendant le voyage, et le jour suivant, nous partirons. Bénézet s’occupera des chevaux et il mettra celui de Rémy à la longe pour s’assurer qu’il est complètement guéri. Nous, nous serons partis. Et Tutilo restera. Qui va veiller sur lui ?
— Dieu, répondit fermement Cadfael, avec l’intercession de ses saints et de ses saintes. L’une d’entre elles au moins, car elle vient de me donner matière à réflexion. Je crois avoir une idée. Alors allez vous coucher et ne perdez pas confiance. Nous ne sommes pas encore battus.
— Et moi, qu’est-ce que j’y gagne ? On aura beau prouver dix fois et plus qu’il n’a tué personne, on le ramènera quand même à Ramsey où ils vont se venger de lui, non pas parce que c’est un voleur mais parce qu’il a échoué dans sa tentative. Il sera avec le comte la moitié du temps. Comment voulez-vous qu’il s’échappe dans des conditions pareilles ?
Elle abaissa son regard brûlant sur la main hâlée qui tenait la clé et tout à coup elle sourit.
— Je ne me tromperai plus maintenant.
— On peut la remettre sur le mauvais clou, objecta doucement Cadfael.
— Cela n’a plus d’importance à présent. Elles ont beau se ressembler, je me rappelle très bien le dessin de l’autre. Je ne commettrai plus la même erreur.
Il fut à deux doigts de l’adjurer de ne plus s’en mêler, et d’avoir confiance en la justice divine, quand il eut la vision soudaine de la manière dont l’Église disait parfois le droit, avec une foi louable mais effrayante, une étroitesse tatillonne, dépourvue de compréhension à l’égard des faiblesses humaines, des errements, des aspirations des hommes. Les gens d’Église étaient très capables d’oublier les rappels des Évangiles concernant les pécheurs et les publicains. Il repensa aux oiseaux que l’on enferme dans des cages, qui n’ont plus ni le désir ni le cœur à chanter. Ils en meurent fréquemment, et cela, il le savait. La jeune fille à la peau mate, à côté de lui, représentait la moitié de l’humanité, et cette moitié avait tout autant le droit de raisonner, de prendre des décisions et d’intervenir que les hommes. Après tout, si l’humanité existait encore, c’est à ces deux moitiés qu’elle le devait. D’ailleurs, les archevêques et les évêques en exercice de par le vaste monde à n’avoir pas eu une mère de chair et de sang ne devaient pas courir les rues, et tous provenaient du même accouplement passionné.
Elle agirait comme bon lui semblerait, et lui aussi. Quand il aurait remis la clé à sa place, ce ne serait plus lui qui en porterait la responsabilité.
— Bien, bien, soupira Cadfael. Laissons cela pour ce soir. Demain est un autre jour, et qui sait si le ciel ne se sera pas éclairci d’ici là.
Il la quitta sur ces entrefaites et se dirigea vers la loge pour rendre la clé au frère portier. Dans son dos, Daalny murmura doucement : « Bonne nuit ! » Sa voix était unie, courtoise, discrète. Elle ne promettait rien, ne laissait rien deviner. C’était une simple formule de politesse dans la nuit.
Et qu’avait-il à lui montrer qui justifiât sa seconde visite au garçon, quel espoir pouvait-il lui laisser ? Un souvenir soudain qui éclairait tout, comme quand on ouvre les volets par un beau matin d’été ? Non, un tout petit détail : le jour du meurtre, Tutilo avait perdu son bréviaire, Dieu seul savait où. Il avait parcouru un bon demi-mile à travers les bois et quelques centaines de toises dans les venelles donnant sur la Première Enceinte. De plus, il avait couru pour quitter la ville, puis pour y rentrer. Cela en représentait, du travail, pour le retrouver, à supposer qu’il y tienne autant. Un bréviaire, ça se recopie. Non, ça n’était pas grand-chose. Mais alors, pourquoi avait-il le sentiment que sainte Winifred le secouait comme un prunier, et lui murmurait impatiemment à l’oreille qu’il savait très bien où commencer à chercher – et qu’il serait bien inspiré de s’y mettre dès le matin, car il n’y avait pas de temps à perdre ?